Particules esthétiques & Infinis
Une exposition qui prend comme point de départ six Manifestes d’Isidore Isou : de l’Art Imaginaire ou Infinitésimal, 1956 au Manifeste de l’Excoordisme ou du Téïsynisme Mathématique et Artistique, 1991. L’essai de Christian Schlatter en se réglant sur une lecture de ces Manifestes et sur un choix d’oeuvres de la collection voudrait montrer que particule esthétique, élément spécifique à chaque art et infini doivent tous deux être mis au pluriel. Pourquoi infinis ? Il faut reconnaître différents degrés d’infini : l’infini doit être multiplié, devenir pluri-infinitésimal. Chemin faisant, c’est à l’infini que le nombre d’intervenants sur un cadre super-temporel viendra, comme le oui mathématique au nombre infini ; et ce, dans le seul but de rendre justice à l’oeuvre d’Isou, d’en faciliter la réception jusqu’en sa finalité ultime, « l’éternité concrète dans le cosmos », elle aussi, forme d’infini.
Lors du vernissage sera réactivée l'Estrade super-temporelle comme lors de sa présentation au Salon Comparaisons au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris en 1963 : Claudine Schott jouera du Bach et du Haydn au violon, Michel Assenmaker lira un texte de Joyce ; sera pris dans l’assistance, comme à l’époque et selon les mots d’Isou, un « jeune inconnu » qui déclamera lui « les noms des peintres du catalogue du salon Comparaisons durant plusieurs heures, cités par ordre alphabétique ».
Le point de vue du collectionneur
C’est gratifiant d’écrire sur Isou. La liste des critiques est courte, on y a forcément sa place. Gratifiant mais pas aisé. Il est difficile de prendre la mesure d’un Isou qui a pris le temps nécessaire pour anticiper ses réponses à d’éventuels détracteurs. Souvent ils tombent dans le piège. Ils lui adressent des critiques auxquelles il a déjà répondu. C’est pourquoi le hors sujet est préférable. Impossible de répondre à un hors sujet sinon en étant soi-même hors sujet. Alors, lassé, on abandonne... Fabrice Flahutez l’a compris, qui fait dans le hors sujet approximatif, une ruse supplémentaire. L’approximatif ajoute sa confusion à celle du hors sujet. Il a suivi les traces d’Isou à la Bibliothèque Nationale, il a consulté ses fiches de lecture. Ça donne un livre intitulé Isidore Isou’s Library. C’est bien, mais voilà : Isou a lu d’autres livres. Ainsi, des livres scientifiques achetés et lus sur les conseils de sa fille, Catherine Goldstein, chercheuse au CNRS. Ces livres, je ne les vois pas référencés dans celui de Flahutez... À quoi peut servir un inventaire incomplet ? Il passe la consigne à un universitaire de ses amis qui explique Isou par Dubuffet parce qu’il est l’auteur d’un Dubuffet... C’est du hors sujet délibéré... Il agresse. Il sait Isou mort mais peu importe, il aura sa peau... La bibliographie de sa thèse illustre une forte tendance chez les universitaires. Aligner des livres auxquels il est nécessaire de se référer, ceux que tout le monde connait déjà, sans même les avoir lus. Le sujet, Isou ici, est un prétexte. Christian Schlatter, lui, va chercher dans sa bibliothèque le livre idoine. Les références de son texte, quoiqu’universitaires, sont ajustées. Ajustées à ce qu’a écrit Isou... Il convoque sa culture, la sienne, et ça fait la différence. Bref, qu’on m’excuse ce début... Je dois arrêter ces remontées de bile... D’autant que je connais de jeunes chercheurs tout à fait compétents regroupés autours de François Coadou et de l’Ecole des beaux-arts de Limoges. Un colloque sur Isou auquel je n’ai pu assister est sur le point d’être publié. Est-ce ma faute, à moi, si le pire s’est manifesté le premier ? Ce qui n’empêche pas d’apprécier le texte de Christian Schlatter. Son Isidore Isou, Particules esthétiques et Infinis est pour les décennies qui viennent une référence obligée. Il a planté le décor de l’infinitésimal. Le soc dur des manifestes lui est magnifiquement réservé. Aussi irais-je à ce qu’il a négligé, une qualité seconde des manifestes. leur isolement, ils sont restés longtemps seuls, à raison : une œuvre, deux œuvres, trop d’œuvres auraient détruit leur majesté. Le manifeste est une promesse, une annonce, il sollicite des productions futures, des œuvres en attente, en devenir.
Le manifeste s’annonce et il annonce, il est l’œuvre avant l’œuvre. C’est pour cela qu’Isou néglige ses développements. Quand Debord décrète la fin de l’art, crée des films, des collages, des œuvres cible – avant Niki de Saint Phalle ? – Isou, lui se contente de différer sa production artistique. On se souvient des artistes sans œuvres, ceux de la Bohème, lui est artiste intermittent, il tarde à faire. Il explique son peu d’empressement.
« On aimera les procédés, on s’embêtera très vite de leur exploitation et de leur mise-en-application. (...) ‘‘Voilà des trésors possibles’’, dira-t-on. ‘’Voilà des chances pour des œuvres séculaires.’’ Mais personne ne se penchera pour ramasser une pierre. On ira plus loin. » Isidore Isou, 1947.
« Lorsque je liquiderai un tas de choses qui me semblent pressantes je me mettrai à faire de la peinture lettriste. » Isidore Isou, 1946.
Un exemple de ce peu d’empressement : l’Œuvre infinitésimale. Les dates indiquées sur la toile sont 1956 et 1987. 1960, la date de la première réalisation plastique a disparu dans le remake de 1987. Mais s’agit il véritablement d’un remake ? L’impasse sur la date de la première réalisation, contraire à tous les usages artistiques, surprend. C’est que, pour Isou, toutes les réalisations se valent. Peu importe leurs dates, elles sont coiffées par le manifeste. Le manifeste est un chemin ouvert. À lui-même, aux lettristes ou à d’autres. Le vide de Klein, 1958, l’International Klein Blue, 1960, l’Hypothétisme de Wolman, 1962, sont, dans cette perspective, des manifestations post-infinitésimales. M’adressant un mail , il y a quelques jours, Roland Sabatier fit cette révélation surprenante à propos de l’Œuvre infinitésimale et du Cadre supertemporel : « Avant 1987, si Isou a bien présenté plusieurs toiles blanches à la galerie l’Atome en 1960, puis au Salon Comparaisons en 1962, selon ses dires, aucune n’aurait jamais été signée par lui et, par ailleurs, il n’a pas été en mesure de se souvenir de quelle manière, en ces occasions, il les différenciait en fonction de l’infinitésimal et du supertemporel. À ma connaissance, il n’existe aucune photographie susceptible de pouvoir identifier ces réalisations. » Comme si 1960, la date de la première exposition consacrée à l’Art infinitésimal qui eut lieu à la galerie l’Atome n’avait jamais existé ! Une remarque en passant : belle initiative que d’avoir choisi la galerie l’Atome pour signer une exposition d’art infinitésimal. Bref, quelques toiles blanches non signées. Faute de mieux, alors que le mieux eut été de les titrer et les signer, tout simplement ? Mais est-ce vraiment sûr ? Ne pas titrer et ne pas signer l’Œuvre infinitésimale se justifie. La rigueur de l’infinitésimal s’accommode mal de fioritures telles qu’une signature ou une date sur la surface de la toile. Isou a signé le manifeste, titré l’exposition mais n’a pas signé l’œuvre. Un tel comportement n’a rien d’aberrant. Il colle à une définition. Celle de l’installation. Installation performance ici, avec un public invité à participer à l’œuvre super-temporelle. D’où la surprise d’Isou quand Jean-Jacques Lebel organisa au Centre culturel américain ses performances happenings. Il réclamera son dû avec insistance. Art super-temporel contre Happening, l’histoire a penché du côté du dernier. Définitivement ? Rien de sûr. La longue distance nivelle, ajuste, c’est désormais le projet seul qui compte.
L’artiste signe le projet qui est l’œuvre. C’est pourquoi le projet d’Isou dépasse l’ensemble de ses manifestations. Là encore, et à nouveau, comme dans le cas de l’installation performance, Isou crée une forme artistique inédite. On la suit à la trace, aujourd’hui, un peu partout dans le monde. Elle reste indépendante des formes qu’elle adopte. L’usage excessif que les jeunes artistes font des catalogues, chacun concentré sur une idée nouvelle, fait écho aux catalogues et revues lettristes. Sans parler des livres d’Isou dont la mention auteur/éditeur définit ce qu’on appelle aujourd’hui le livre d’artiste. Christian Schlatter illustre son texte par une page de La Créatique ou la Novatique. L’éditeur méritant avait commis un crime de lèse-majesté en introduisant le livre de quelques pages de sa main. Travail pédagogique nécessaire qui faisait fi du fait qu’il s’agissait aussi d’un livre d’artiste. Le tapuscrit annoté et photocopié montre une recherche en train de se faire, un work in progress, lie le livre à l’œuvre, la constitue, on suit une idée en mouvement, un projet artistique qu’une réalisation trop figée, le livre imprimé par exemple, contrarierait. On a compris que l’œuvre ouverte s’accompagne de certaines procédures, de protocoles, parfois opposés à l’idée de l’art tel qu’on l’imagine. Le livre et son discours allant là où l’œuvre ne peut aller il a été décidé que le livre sous sa forme usuelle serait, lui aussi, une œuvre d’art.
Trente ans plus tard, Isou titre et signe tout de même l’Œuvre infinitésimale. Il ajoute de l’audace à l’audace. S’ajoute à l’audace de la forme vide la volonté de l’auteur qui persiste et signe. Mais observons de quelle manière. L’Œuvre infinitésimale avec son titre qui se dédouble, Œuvre infinitésimale ou esthapéïriste et avec sa double date, 1956-1987 emprunte un format oblong qui rappelle celui de la feuille de papier 21 × 29,7 cm. Le titre de l’œuvre, les deux dates, le nom de l’artiste s’inscrivent en une ligne continue, d’un bord à l’autre de la toile, longeant sa partie inférieure. Ce qui pourrait amener à identifier la toile à une feuille de papier et le titre de l’œuvre à celui d’un ouvrage écrit. Car l’œuvre colle au manifeste. Un manifeste qui serait à lire en filigrane, à même la toile vierge. Je sais ce qu’il y a d’erratique dans ce qui vient d’être dit car il est impossible que l’Œuvre infinitésimale, définie comme une infime particule esthétique, constitue un texte. N’est pas littéraire l’expérience de celui qui s’efforce d’imaginer « des particules visuelles imaginaires, futures, impossibles ». Elle relève d’un processus mental que seul l’écrit peut communiquer mais qui, pourtant, n’est pas de l’ordre de l’écrit. C’est l’ambiguïté de l’œuvre dont le titre intègre celui du Manifeste. Elle joue double jeu. Invitation à interpréter, mais interpréter une interprétation, double jeu encore, et invitation à se projeter dans la toile mentalement, selon un protocole établi par l’artiste. Ce protocole limite-t-il l’initiative du regardeur spectateur acteur ? Il lui faut se préparer à l’infinitésimal. Il doit oublier de solliciter les qualités d’analyse qui lui auront permis de comprendre ce qu’est l’art infinitésimal et les troquer contre d’autres, plus mentales, méditatives, nécessaires à sa pratique.
Schlatter tombe-t-il dans le piège de l’interprétation ? Non, il situe, il contextualise, il n’interprète pas l’œuvre. Il produit une analyse critique de l’œuvre d’Isou, une œuvre elle-même critique, et ce, en puisant à ses sources.
L’œuvre a implosé. On constate les dégâts. En voici les morceaux épars : le titre qui a perdu de sa superbe. Celui de La conquête de l’univers peut être indéfiniment modifié... Ensuite la date, elle n’est pas sûre. Celle de la conception, ou celle de la réalisation ? Enfin la forme n’est pas figée. Un exemple récent : la version de la Salle des idiots de la Galerie l’Atome en 1960 refaite avec des techniques actuelles par Roland Sabatier à La Fondation du doute à Blois.
L’œuvre d’art a été dépossédée d’elle-même, elle n’est plus qu’une coquille vide. La Photographie aoptique (2) n’est photographie que par la présence du tampon à l’encre qui indique « Salon Art, Vidéo et Cinéma ». Le mot « photographie » n’est pas écrit mais peu importe car la Photographie aoptique n’est pas une photographie. Comme les œuvres de la Critique Institutionnelle, elle utilise le contexte pour exister, ici la feuille blanche avec la raison sociale au tampon encreur.
À qui profite cet affranchissement des contraintes de l’art ? À un projet d’émancipation sociale.
Sans ses visées spirituelles, utopistes et sociales, le projet moderniste se réduit à quelques facéties. Le message est parfois subliminal : Mondrian et la théosophie, ou explicite : Tatline, Grosz, Léger, Le Corbusier, Maciunas, Greenberg et le communisme, Marinetti, Pound et le fascisme, Pissarro, Luce, Gauguin, Fénéon et l’anarchisme. Et, pour ce qui concerne Isou, la révolution par la jeunesse, seule capable, selon lui, du fait qu’elle n’est pas encore insérée dans la société, de la remettre en cause. À noter qu’Isou ne se range pas dans un positionnement politique existant, il s’est construit le sien. Dans la toile n° 6 de la série des Vingt chefs d’œuvre sur mon évolution à travers la méthode isouienne d’allongement de la vie jusqu’à l’éternité concrète de la société paradisiaque du cosmos, Isou se décrit comme un artiste « super engagé ».
Question : en quoi l’engagement social et politique d’un artiste modifie-t-il sa pratique artistique ? Christian Schlatter avance dans Particules esthétiques et Infinis une réponse convaincante. Isou invite à la libération de la création par le refus de la séparation de l’artiste et du public. Ce « tous créateurs » accompagne un projet de libération politique et sociale ainsi qu’un projet ambitieux de libération de l’individu biologique grâce à la lutte contre le vieillissement, une préoccupation actuelle de la médecine et de la biologie. Tout ceci définit l’axe art excoordisme-sciences de la vie-utopie sociale, mis en évidence par Christian Schlatter.
Lors du vernissage de l’exposition au Garage Cosmos, le 31 mars 2017 à 19 heures, l’Estrade super-temporelle sera réactivée par des intervenants de la même façon que lors du vernissage du Salon Comparaisons le 3 mars 1963. Selon un protocole identique, Michel Assenmaker lira du Joyce, Claudine Schott jouera au violon du Bach et du Haendel. Enfin, un inconnu pris dans l’assistance déclamera les noms des artistes représentés au Salon Comparaisons.
Eric Fabre