Art par Délégation
L’art généralisé et la création ouverte à tous dans l’art des années 60-70 : de la délégation de la réalisation de l’œuvre au profit d’un public complice jusqu’au transfert de l’initiative artistique à un public de créateurs.
La délégation de la réalisation d’une œuvre à une personne tierce est un sujet d’actualité comme en témoigne l’article de Randy Kennedy intitulé Tricky business of authenticity paru dans l’International New-York Times du samedi-dimanche 21-22 décembre 2013. L’à-propos de l’article tient dans la présence d’œuvres abîmées ou mal réalisées de Judd, Flavin et Morris dans la collection du Musée Guggenheim, œuvres précédemment dans la collection Panza di Biumo. Il y est écrit : «Judd faisait partie d'une vague une vague d'artistes d'après-guerre qui introduisit l'idée de fabrication industrielle – le retrait de la main d'artiste - à la conception de l'art. Et la plupart de ses objets géometriques les mieux connus, en contre-plaqué, métal et autres matériaux, étaient créés par des artisans spécialisés. Mais cette délégation, loin d’instaurer une distanciation du travail semble seulement affirmer la volonté de le contrôler, un parmi d'autres exemples de l'échec de Panza, qui est mort en 2010, selon Judd.» La délégation semble ici ajustée à des prescriptions techniques minutieuses mal observées par le collectionneur. Mais les charpentiers menuisiers requis pour la réalisation de l’œuvre n’utilisaient pas encore dans les années 68-70 en Europe, comme aux Etats-Unis, Panza était italien, des matériaux aussi triviaux que le contre-plaqué, d’où des erreurs de conception dans la fabrication. Et la question d’abord purement technique glissait vers celle de l’étude des savoir-faire et coutumes. Ce n’est peut-être pas par pingrerie comme le suggère Judd mais par insouciance que Panza aurait fait défaut, s’ajustant aux espérances de la création ouverte au collectionneur, au public et à d’autres artistes, telle que les proposent les œuvres présentes dans l’exposition. C’est le cœur du sujet, l’art appartient désormais au public. Cette délégation est sans fin : en chaîne chez Broodthaers, permanente chez Filliou, super-temporelle chez Isou et Sabatier, perpétuelle et pour tous dans le cas d'Isou, Filliou et Weiner : 'public freehold', oeuvre dans le domaine public. Panza aurait il succombé à l’ivresse née de la possibilité de créer indéfiniment ouverte à tous ? A cette ivresse de la création nous prendrons part soit comme acteurs, artistes embarqués, soit comme complices observateurs des multiples expérimentations proposées autours de la seule idée de délégation créative dans les années 60-70.
Les artistes représentés dans l'exposition sont contemporains des artistes minimaux, ils appartiennent à d'autres mouvements tels l'art conceptuel, fluxus et le lettrisme. Ces artistes: Art & Language, George Brecht, Marcel Broodthaers, Robert Filliou, Gérard Gasiorowski, Isidore Isou, Nam June Paik, Roland Sabatier, Daniel Spoerri et Lawrence Weiner.
Exposition dans le cadre d'Art Brussels' , avec la participation de Keymouse
Robert Filliou, The Permanent Creation Tool Box 1969.
De Robert Filliou, son compagnonnage avec Brecht, Broodthaers et Spoerri a été décrit dans le § 1. Artistes hors les lignes communes d’une époque, mais c’est pour mieux accomplir leurs singuliers «travaux», ces délégations le montrent. L’important et l’importance, Filliou les déplacent, son conseil doit être écouté de chacun et l’abréviation de sa posture pour saisir l’enjeu sera la bienvenue : « Qu’on vous souhaite bonne chance me semble plus important que de regarder une peinture moderne » et dans ce même texte, Filliou de s’abréger : « Je suis en quelque sorte l’artiste des artistes. »
A l’intérieur de cette Box, un outil rudimentaire par sa fabrication, une de ses extrémités se termine en pinceau, l’autre d’un marteau. Innocence et Imagination se lisent sur deux morceaux de bois.
Cette boîte pourrait sembler s’apparenter à l’étagère supertemporelle d’Isidore Isou du § 7 et fournir deux outils nécessaires à la production d’œuvres : un pinceau et un marteau ; elle en diffère immédiatement par sa différence, ici nul « mode d’emploi », ni procédure ni avertissement et délégation serait trop vite dit.
Dans cette boîte, néanmoins, une double convocation, celle de l’imagination, « la fée du logis » disait l’âge classique, fée parce que seule, elle peut présenter n’importe quel existant, puisqu’elle est la faculté de la représentation, pas de mimésis sans elle. Mais on le sait, l’imagination est enchaînée au réel existant, elle le re-présente une seconde fois, son éloignement du réel n’est pas même imaginable, - le monstre composite, l’hippogriffe de Descartes est encore re-présentation, assemblage fait à l’image d’éléments existants ; quant à l’imagination comme faculté d’abstraction, elle n’est même pas « imaginée » par une esthétique de la hauteur de celle de Hegel.
A l’imagination, Robert Filliou assigne une tâche tout autre qu’il désigne par l’autrisme, sa posture artistique de production qui rend possible la création permanente :
« Je parle beaucoup de la création permanente1 et j’essaie de la rendre accessible aux autres….il y a quelque chose que j’estime être le secret relatif à la création permanente c’est ce qui suit : Quoique tu fasses, fais autre chose. En Français, cela s’appelle l’Autrisme. Comme je ne supporte pas les ismes, j’en fais un par ironie. » ( Catalogue Hanovre, Arc 2, Berne,1984 p.20 ). A cet autrisme, doit être joint le principe d’équivalence : « Qu’une œuvre soit bien faite, mal faite ou pas faite ? me semble du point de vue de la création permanente indifférent. » Bien que Filliou ait pu dans certains de ces énoncés, donner sa préférence au « mal fait », jusqu’à l’élever en sa spécialité : « Ma spécialité est le Mal Fait. »
Ce principe d’équivalence n’a rien d’une quelconque provocation, il tient en ceci et c’est son « secret » : « Chaque fois que vous pensez, pensez à autre chose. Quoi que vous fassiez, faites autre chose. Le secret de la création permanente est de ne rien désirer, ne rien choisir, pleinement conscient, pleinement éveillé ; tranquillement assis, sans rien faire. » Dans ces trois riens, celui du non choix, du non désir et du non faire, une ouverture au bouddhisme Zen, celui rappelé au § 3 de son ami et compagnon d’expériences artistiques George Brecht. Alors c’est l’innocence du devenir, du tout Zen qui se profile, sur ce point, le §11.
Filliou n’a jamais ouvert cette boîte par une quelconque délégation, mais dans ses textes et notations, c’est la création permanente qui devient objet de partage et de participation étendue au plus grand monde. Ainsi en hiver 1963, à Paris, prenant le métro pour visiter son ami l’architecte Joachim Pfeufer, Filliou note, à propos de la création permanente, elle est : « ce que je dois partager, avec tout le monde, elle est basée sur la joie, l’humour, le dépaysement, la bonne volonté et la participation » et donc une délégation a maxima.