Garage Cosmos

Ceci n’est pas une exposition de Présence Panchounette

18 avril – 16 juin 2018

PP

Présence Panchounette est un groupe d’artistes créé en 1968, auto dissous en 1990, d’inspiration post situationniste mais il faut insister sur une influence tout aussi notable, celle du surréalisme belge. Celle d'un Marcel Mariën pour sa production d’objets et de Louis Scutenaire pour son sens de l’aphorisme. Leur production abondante s’est faite à partir d’objets quotidiens assemblés d’une façon poétique et critique. Ils ont choisi pour emblème, en hommage à la banlieue et ses habitants, un « petit puits » réalisé avec des pneus peints en briques roses agrémenté d’un casque allemand peint en doré, suspendu par dessus le vide du puits et décoré de fleurs artificielles.  De nombreux objets de cette veine seront exposés tel « Le Poids de la culture », 1983,  constitué d’un banc d’haltérophile et d’une barre dont les poids ont été remplacés par des livres illustrés. Présence  Panchounette a pris pour exemple de ce cheminement entre le goût des catégories sociales hautes vers les basses le papier peint à bandes « op art » ou «conceptuelles » marque d’une dégénérescence décorative de l’avant-garde. Ce papier peint façon Bridget Riley et Daniel Buren recouvrira l’intérieur de Garage Cosmos tandis que du plastique vinyle à motif de fausse brique oblitèrera la vitrine. Cette installation sera une reprise de l’exposition Transition Valse qui eut lieu à la galerie Fabre en 1977.

Transition/Valse Quel rapport entre la valse et le transistor ?

« Elle est la seule internationale qui trouve que tout va bien. »   
Manifeste de Présence Panchounette


Sans transition. Parmi les promeneurs qui passèrent devant la galerie Eric Fabre en cette morne fin d’après-midi d’un jour de février 1977 (sachant que de toute façon tous les après-midi de février sont mornes à Paris), il y eut d’abord ceux qui ne remarquèrent rien, il y eut ensuite ceux qui crurent qu’il y avait eu un changement de propriétaire et que pendant la durée des travaux on avait obturé la façade, et il y eut enfin quelques visiteurs qui s’étaient déplacés pour la première exposition d’un groupe inconnu et au patronyme rigolo. 
Ces gens informés marquèrent un temps d’hésitation avant de pousser la porte, étonnés (même à Paris) par le choix de ce recouvrement imitation fausse-brique dont peu eurent parié sur la possibilité que des gens puissent l’utiliser réellement chez eux. Mais à la différence des promeneurs croyant à un changement de propriétaire, eux savaient qu’ils pouvaient pousser la porte. Ce qu’ils firent. Cette ouverture confronta leur regard d’abord au rien puisque tout l’espace de la galerie était vide et qu’on ne pouvait pas assimiler le ou les visiteurs à des œuvres - même si ce visiteur informé savait bien que cela faisait partie des possibilités. Mais non, le vide était bien vide, sauf sur la droite de la galerie où le mur était recouvert d’un autre papier peint aux motifs géométriques que l’époque assimilait au Op’art et qu’un œil plus averti aurait pu rapprocher des exercices de l’artiste anglaise Bridget Riley, grand Prix de la Biennale de Venise 1968. 
Tout ça était très étrange, et la plaquette imprimée pour l’occasion, à supposer qu’on prenne le temps de la lire, n’avait pas été faite par des médiateurs culturels soucieux de venir en aide au public. Le titre lui-même - Transition/Valse - n’était pas d’un très grand secours. 
Cette première exposition de Présence Panchounette à Paris ne donna lieu à aucun compte-rendu dans la presse. Et au fond, vu rétrospectivement, ça n’est pas totalement une surprise. Pour comprendre un peu mieux de quoi Transition/Valse était le nom, il fallait comme dans tous ces films policiers où le commissaire et l’inspecteur sont en train de contempler le cadavre qui est à leur pied en se demandant qui a pu commettre un tel crime, faire un saut périlleux arrière dans le passé. 

Ce passé nous ramène au tout début des années 70 dans une ville française de province, Bordeaux, fameuse pour ses vins et l’entre-soi de sa bourgeoisie catholique, attachée aux traditions, et dont le Thérèse Desqueyroux de Mauriac soulève quelques lourdes tentures qu’on a aussitôt envie de laisser retomber pour ne pas voir. Quatre ou cinq garçons dans le vent s’y rencontrèrent dans leur commune détestation de tous les signes par lesquels cette bourgeoisie cultive de génération en génération sa différence différente. Fins tacticiens, ils comprirent d’emblée que toute attaque frontale était vouée à l’échec et qu’il valait mieux se replier sur un terrain où l’adversaire pourrait être confronté au dégoût que lui inspire les signes de distinction d’une autre classe, tout en se montrant mieux informé que lui sur l’actualité de l’art contemporain et du design. En bref, un plan classique d’encerclement par les ailes que n’aurait pas démenti Clausewitz.

Le premier volet de la stratégie passait par une plongée en apnée dans les pratiques culturelles des classes populaires, inspirée en partie de la dérive des situationnistes. C’est là que le terme chounette imposa sa présence comme diagonale qui mieux qu’un concept sociologique, permettait de relier tout un ensemble de faits et de gestes relevant du goût de ce qu’on appelait encore le prolétariat.
Tiré de l’argot bordelais, chounette est un diminutif construit sur le mot « choune » qui désigne le sexe féminin. Chounette n’est vraisemblablement traduisible dans aucune langue, mais on peut à son sujet se livrer à quelques supputations. Le chounette peut être tout à la fois révulsif et fascinant, pathétique et sublime, merveilleux et cauchemardesque. Il est essentiellement fragile. S’il fallait donner deux exemples d’œuvres à haute concentration chounette, je citerais d’abord Shining (Canal blues), 1988, (qui appartient à une série), où une gondole miniature est posée sur une petite balançoire hydraulique qui reproduit le mouvement de la houle, elle-même posée sur une console dorée, ensuite Monochromes lessives (1987), décalcomanies de marques de lessives (Persil, St Marc, etc.) sur toile blanche.
Le petit puits en pneu décoré de motifs fausse-brique, le nain de jardin, la tapisserie fausse-pierre s’imposèrent bien vite comme les trois blasons de cette héraldique mineure. Présence Panchounette qui avait créé un Bauhaus Panchounette, confia à celui-ci la décoration d’un local, le Studio F4, où divers artistes et gens du quartier pouvaient exposer. Le Bauhaus opta naturellement pour une décoration murale utilisant le papier peint à motif fausse-pierre, qui eut valu l’exclusion immédiate du Bauhaus de Weimar. D’ailleurs, même à titre gratuit, quelques artistes refusèrent d’exposer dans cet anti White Cube.
Pour faire bref, la différence radicale entre le Bauhaus version Gropius et le Bauhaus Panchounette consiste en ce que certains énoncés sont possibles dans le second qui ne le sont pas dans le premier. Par exemple : « le Bauhaus Panchounette (…) ne considère pas l’objet kitsch comme un objet exotique mais comme un objet de même nature que l’objet non-kitsch » (texte de PP de 1973), ou bien « un joli design », parfaitement admissible dans le Bauhaus chounette, anathème en revanche dans le Bauhaus historique, car le design n’a pas à être joli mais efficace et utile. 
La question qu’une telle approche faisait remonter silencieusement à la surface, telle une bulle de méthane, revenait à se demander si Art Forum ou Art Press étaient aussi des revues de décoration. Tout le monde trouvait cette question idiote. Pour l’instant. Ce qui nous procure une parfaite transition pour parler du deuxième volet de la stratégie de PP où le design joue un rôle central. 
Pour mieux comprendre de quoi il retourne avec ce deuxième volet, il faut avoir présent à l’esprit qu’au début des années 70, Bordeaux mais bien d’autres villes françaises, vont subir un choc de rajeunissement au travers de ce que l’on appelle les politiques d’aménagement urbain. Elles vont ouvrir doucement mais sûrement la voie à la gentrification de quartiers populaires situés intramuros, c’est-à-dire les plus voyants et par conséquent les plus gênants - comme le serait un nain de jardin sur la pelouse de la villa Savoye suite à un changement de propriétaire qui ignorerait avoir acquis un temple du modernisme où les célèbres fuites d’eau de la terrasse sont un détail insignifiant au regard de l’aura que vient irrémédiablement défigurer le nain. 
Le design était le fer de lance de ce reformatage des espaces urbains extérieurs (abribus, éclairage public, signalisation, ravalement), et intérieurs (poutres apparentes, éclairage intérieur, vide-ordure intégré, en attendant la vidéo surveillance et le tableau de bord de contrôle intelligent permettant d’abaisser les stores intérieurs avec la télé-commande). 
Le design était moins perçu par PP comme le terrain d’affrontement entre modernes et anciens, comme c’est encore le cas dans le grand récit version Bauhaus historique, qu’une scène dressée pour la lutte de classes, incarnée d’un côté par la tapisserie fausse-pierre, opérateur d’une gestion de l’espace réfractaire au vide, de l’autre par les rayures de Buren, prétendument neutres, en phase avec la nouvelle esthétisation de l’intérieur du bourgeois éclairé ou du jeune cadre dynamique. 
Quand le groupe B.M.P.T (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni) déclarait en 1968 : « La seule chose qu’on peut faire après avoir vu une toile comme les nôtres, c’est la révolution totale », PP se permettait de sourire et voyait derrière le vocable « révolution totale » plus un changement de couleur de la moquette et de la litho Bernard Buffet accrochée au salon, que des images de la prise du Palais d’hiver en octobre 1917. PP ne faisait là qu’étendre sa lecture politique de l’art non plus seulement à la prétendue radicalité du langage formel, mais à ce dont ce langage était le signe dès lors qu’on le resitue dans un contexte social où s’affrontent des goûts et des stratégies d’occupation de l’espace concurrents et parfois irréconciliables. Il ne fallait pas être en effet grand expert pour remarquer que les productions de B.M.P. et T. partageaient une même affinité formelle, dépouillée et minimaliste, que les décorateurs savent vendre sous le label d’esthétique « zen » - qui se marie mieux avec la chaise Barcelona de Mies qu’avec du Biedermeier.  
Le design apparaissait comme la version idéologique de l’art contemporain, écartelé sans espoir de repos entre les contradictions résultant de sa mission de mise en espace de la distinction, à laquelle il prétend se soustraire, et à laquelle ne pourrait mettre fin qu’une subversion violente de l’ordre social, fatalement plus compliquée à réaliser que refaire le living en suivant les recommandations de Casabella. 

En 1973, la porte Cailhau à Bordeaux, structure massive de style moyenâgeux, fut le théâtre d’une des performances les plus mémorables de PP, et sans doute l’une des celles qui marqua le moins les esprits de l’époque en raison vraisemblablement de sa radicalité chounette de nature à déconcerter même le public le mieux disposé aux facéties avant-gardistes. Au centre de cette porte assurant jadis le passage entre espaces extra et intramuros, PP déposa un délicieux petit puits en pneus avec imitation fausse-brique blanche à liseré rouge, agrémenté d’un cartel portant la mention « Don de Présence Panchounette au Secteur Sauvegardé » (p. 10). « Secteur Sauvegardé » était le nom de l’association de quartier chargé de veiller à la stricte application des lois somptuaires et républicaines (couleur des volets et des boîtes aux lettres, forme des poignets de toilette, etc.) auxquelles ce petit puits contrevenait aussi gravement que la présence d’une jeune femme en string sur une plage d’Arabie saoudite à l’heure de la prière. Il relevait explicitement d’une atteinte au bon goût. 

Voilà ce que ne pouvait savoir le visiteur qui n’ignorait pourtant pas qu’en poussant la porte de la galerie Fabre en cette morne après-midi d’un jour de février 1977, il ne tomberait pas sur une équipe de peintres en bâtiment échangeant des bons mots en wolof ou en serbo-croate, mais sur une installation d’art contemporain. Eût-il pu faire ce saut dans le passé qu’il aurait immédiatement compris pourquoi la valse est à trois temps et non à mille comme le prétend à tort Jacques Brel.
Présentée deux ans avant La Distinction de Bourdieu, Transition/Valse est une œuvre d’anthologie écrite avec l’économie d’un haiku et la rigueur d’un théorème. On peut y reconnaître les trois temps de la valse sous les traits 
1. de la façade-porte recouverte de tapisserie fausse-brique empêchant de voir à l’intérieur du périmètre rénové ; sous ce papier peint on devine la présence de la porte Cailhau où eut lieu le mémorable don (qui ne donna lieu à aucun contre-don) assurant la transition entre deux mondes ; 
2. du papier peint « à la Bridget Riley », néo-décor proposé au néo-prolétariat aspirant à franchir la barrière de la distinction et qui, à la différence du premier, peut donner lieu à un jugement qui n’est pas exclusivement de dégoût ; 
3. enfin, summum de la distinction, le vide central déployé en 3D, luxe absolu, White Cube comme champ transcendantal de l’art contemporain, avec l’inévitable référence au vide de Klein. 

Incidemment, et pour conclure, il y a longtemps de ça j’avais parlé à propos de PP d’un « effet transistor » pour traduire le fait que certaines œuvres me paraissaient être des agencements d’amplification de signaux. En guise de rappel d’un cours d’électronique élémentaire, je rappelle qu’un transistor est constitué de trois éléments dont celui du milieu s’appelle une base qui, selon son humeur, laisse ou ne laisse pas passer le courant de l’élément A vers B, ou inversement. Or il existe deux formes de transistor (bipolaire pour faire simple), ceux dit NPN et ceux dit PNP, et c’est bien sûr ces derniers qui nous intéressent. On aura reconnu en effet dans P ‘n P un écho des deux mots qui, accolés ensemble, forment le patronyme du célèbre groupe : Présence ‘n Panchounette. 
L’effet transistor P ‘n P de Transition/Valse consistait dans l’amplification du signal qui va de l’élément A qu’est la façade recouverte de papier peint fausse brique, à l’élément B qu’est le mur recouvert du papier peint « à la Bridget Riley », passant par le vide central, élément fondamental, qui confère aussitôt un air de radicalité au papier peint Op’art qui bien sûr prétend conférer plus de distinction que le premier. Nul ne sait si le même résultat aurait pu être obtenu en inversant le sens de la transition, partant du papier peint Op’art situé en façade, autrement dit côté rue, pour aboutir au papier peint fausse-brique situé à l’intérieur. 

Jacques Soulillou
Kyôto, novembre 2017

Présence Panchounette, Le poids de la culture, 1982
vue d'exposition
vue d'exposition
Transition Valse qui eut lieu à la galerie Fabre en 1977