Du Cinéma Performatif - À propos du cinéma de Roland Sabatier
Peut-on faire des films avec des mots ? En reprenant la terminologie proposée par Austin, le cinéma relève-t-il dans certaines de ses occurrences du performatif 1 ? L’énoncé linguistique peut-il se substituer avec bonheur au film lui-même ? J’aimerais développer cette hypothèse à propos du cinéma de Roland Sabatier qui participe à la fois d’une dématérialisation de l’œuvre d’art et d’un certain conceptualisme.
Roland Sabatier appartient au mouvement lettriste. Ses premiers travaux datent de 1963. Il aura été avec Maurice Lemaître l’un des principaux artistes du groupe à développer avec constance un projet cinématographique. Difficile de décrire son œuvre sans évoquer le contexte de l’avant-garde lettriste, apparue à la fin de la Seconde Guerre mondiale sous l’impulsion d’Isidore Isou, visant au-delà du seul champ esthétique un bouleversement général du savoir. Notons que le cinéma lettriste fut principalement l’objet d’analyses et de commentaires de la part des artistes lettristes eux-mêmes selon une caractéristique propre au mouvement, à savoir le développement d’une historiographie interne, l’usage d’un lexique critique singulier, le recours aux néologismes, la publication de manifestes et d’articles au sein des éditions lettristes.
À la suite de son film Traité de bave et d’éternité en 1951, Isidore Isou publie son Esthétique du cinéma dans laquelle il applique un certain nombre de concepts originaux, dont ceux, déterminants, de l’amplique et du ciselant 2. Les arts, selon Isou, obéissent à deux phases alternatives : la phase amplique, caractérisée par une plénitude des ressorts stylistiques et des moyens artistiques, et la phase ciselante, qui en est sa destruction et sa négation, procédant à une dissociation atomique de ses éléments. Le cinéma est entré, dit-il, dans sa phase ciselante, d’où les stratégies lettristes de destruction du support, de grattage des surfaces, de discrépance, c’est-à-dire la dissociation de la bande sonore et de la bande image. Il est frappant d’observer le sentiment de clôture exprimé par Isou qui cherche à développer les puissances du médium après sa disparition. « J’annonce la destruction du cinéma, le premier signe apocalyptique de disjonction, de rupture, de cet organisme ballonné et ventru qui s’appelle film », déclare-t-il dans son film. Mais il ne faudrait pas limiter le cinéma lettriste au seul courant ciselant et discrépant. En 1952, Isou publie son livre Amos ou Introduction à la métagraphologie, qualifié de « film hypergraphique », constitué de photographies enrichies de signes peints à la gouache. L’hypergraphie propose une synthèse des signes visuels et linguistiques qui peut trouver une expression filmique à travers le livre en croisant écritures, photographies et dessins. Le film se dissocie de son dispositif technique pour emprunter la forme d’un livre ou d’une séquence photographique. Dans son livre Le film est déjà commencé ?, paru en 1952, Maurice Lemaître décrit, lui, les actions des acteurs qui doivent avoir lieu lors de la séance, établissant un lien structurel entre livre, performance et film 3. Mentionnons deux autres concepts déterminants, qui trouveront une expression féconde dans l’œuvre de Roland Sabatier : l’art imaginaire ou infinitésimal, exposé dès 1956 par Isou, qui raréfie les données sensibles au profit d’une expression intangible ou mentale, proche de l’art conceptuel, et l’art supertemporel, où l’artiste propose un simple cadre de création que les spectateurs, devenus usagers, peuvent investir pour développer, voire contredire l’œuvre proposée, sans borne temporelle 4. Relevons la manière dont les films lettristes tentent d’excéder la limite de leur médium, participant d’un « cinéma par d’autres moyens » selon l’hypothèse de Pavle Levi dans son essai Cinema by Other Means 5.
Roland Sabatier a parcouru ces différents courants sur le versant critique de la « polythanasie esthétique » qui définit les modalités variées et complexes de destruction et de négation de l’œuvre 6. Son œuvre cinématographique s’évertue en effet à supprimer ou à nier les caractéristiques mêmes du médium. Il est possible de prendre connaissance de son projet filmique grâce au livre, Œuvres de cinéma (1963-1983), de format A4, de 128 pages, vraisemblablement photocopié ou ronéoté, constitué uniquement de fiches techniques 7. Chacune des propositions artistiques adopte une forme standard, familière au cinéma traditionnel : titre original, date de réalisation, production, déclinée en diverses catégories — format du film (16 mm, super-8, film-action, vidéo), durée de projection, métrage, nombre de bobines, muet/sonore, noir et blanc/couleur, interprétation, homologations publiques et publications. Une courte description (un script) présente le projet. Deux indications techniques échappent au cinéma traditionnel : le « film/action », présenté comme un format possible, et l’homologation qui renvoie à l’exigence lettriste d’une inscription éditoriale, administrative, en vue d’établir la primauté historique de l’œuvre. La première édition de cet ouvrage, Œuvres de cinéma (1964-1978), a été publiée en 1978 (la seconde en 1984). Les circonstances de cette publication sont éclairantes. À l’instar de Maurice Lemaître et d’Isidore Isou qui obtiennent leur doctorat d’état « sur travaux » en 1974 et 1976, l’artiste prépare une thèse sur « Les destructions internes et externes de l'art » au Centre universitaire de Vincennes sous la direction d’André Veinstein 8. En vue d’étoffer son dossier, il prépare une première édition de cet ouvrage, de façon, dit-il, assez rapide. Œuvres de cinéma est publié au sein des Éditions Psi, créées par Sabatier lui-même en 1963, afin de proposer « un cadre éditorial indépendant et souple capable d’homologuer et de propager sans aucune contrainte extérieure ses propres réalisations et celles des autres artistes du mouvement lettriste. 9 » Ce trait est propre à la logique éditoriale des lettristes qui se livrent à une fabrique documentaire de l’archive et considèrent l’histoire de l’art comme une forme esthétique 10. Pour cet ouvrage, Roland Sabatier souhaite utiliser une « norme cinématographique » par le choix d’une fiche technique qui lui permet de « détacher le cinéma de l’art plastique ». Il s’agit d’insister sur la nature profondément cinématographique de ses films en dépit des apparences contraires. Les films sont le plus souvent en effet sans pellicule, le son est réalisé dans la salle, la durée est indéterminée. Sabatier écrit à propos du cinéma lettriste en général : « De fait, c’est dans le débordement de ce qui était que ces films, pour la plupart d’entre eux, ne ressemblent plus à des films au sens où on l’entend couramment, car le cinéma qu’ils dévoilent est un cinéma en limite ou en dehors du cinéma. Et cela, pour vouloir être un cinéma autre convoquant sans cesse le spectateur plus à l’aventure intellectuelle qu’à la contemplation. 11 »
Si l’on peut comprendre le projet d’une œuvre radicale, exacerbant les limites du médium au gré de séances de cinéma élargi ou de performances, la publication d’Œuvres de cinéma ne laisse pas d’être surprenante. La plupart des fiches décrivent des films qui n’ont jamais été réalisés, des performances qui n’ont pas eu lieu, des projets qui n’ont jamais été actualisés, énoncés à titre de simples hypothèses, exauçant le vœu exprimé par Édouard Levé : « Un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées 12 ». La fiche technique (le script) est devenue le film. Sommes-nous en présence d’une catégorie de film papier ? Par son caractère artisanal, son recours à l’autoédition, mais surtout la description de films dont l’existence repose principalement sur leur énoncé linguistique, l’ouvrage semble relever du performatif. Quel est le statut de ces fiches techniques ? Roland Sabatier parle plutôt de projet, même si le statut de ces documents est susceptible de convoquer d’autres termes : partition, instruction ou injonction. « Je suis indifférent à la manière dont on peut les appeler. Je ne me suis jamais posé ce problème. On peut dire aussi partition, comme terme générique pour un projet. Un synonyme de projet. Comment dire ça ? Une fiche. On réunit tous les éléments. Une sorte de guide. 13 » Il semble toutefois que la dimension virtuelle des films ne soit pas totalement préméditée ni voulue. « Désireux de m’inscrire véritablement dans le cinéma, j’ai conçu ces films qui sont des conceptions intellectuelles. Ils s’ouvrent à quelques considérations pratiques mais il ne m’a jamais été proposé de les montrer. Si j’avais dû les montrer, je me serais davantage intéressé à la manière de les présenter tout en conservant leur caractère d’anti-cinéma. 14 » À défaut, il les a publiées. Mais leur absence de réalisation est-elle fortuite ? Ne peut-on pas interpréter l’acte de publication comme un performatif ?
Il est frappant d’observer combien le cinéma de Roland Sabatier suppose très souvent un script (un énoncé, un texte, une suite dialoguée) en vue de son activation. Si le film se réduit parfois au simple énoncé du projet, publié dans l’ouvrage sous la forme d’un descriptif, certains films convoquent un script second qui doit être activé lors d’une séance de cinéma. La fiche technique peut-elle être interprétée comme un document performatif ? « Un document performatif est donc un document qui ne s'épuise pas dans l'acte de documenter ; il transforme le mode d'être — le statut ontologique — de ce qu'il documente. D'une action ordinaire, ou extraordinaire, il en fait une action artistique. 15 » Tel semble être le cas des fiches techniques publiées par l’artiste. Distinguons trois modalités : la fiche technique décrit une performance qui repose sur un script second selon une modalité simple (Hommage à Buñuel, 1970) ; la fiche technique décrit une performance qui repose sur un script performatif selon des modes de présentation complexes, labiles, diversifiés, susceptibles de versions multiples (Regarde ma parole qui parle le (du) cinéma, 1982) ; la fiche technique est un énoncé performatif simple qui s’accompagne d’une stratégie éditoriale (Le film n’est plus qu’un souvenir, 1975).
1. « L’auteur raconte au public ce que sera le film en donnant des précisions sur le contenu du son et de l’image. Après un moment de description il termine en disant : “ Aussi ne ferai-je pas ce film, mais imaginez ce qu’il aurait pu être à partir des quelques indications que je viens de vous donner. ” 16 » Le film, intitulé Hommage à Buñuel, « film hypergraphique polythanasé », a été présenté par l’auteur à la Cinémathèque française le 23 avril 1970. Cette simple description suppose un second script, lu par l’auteur au public, décrivant l’œuvre imaginaire qui aurait dû être projetée. Il s’agit d’un « film hypergraphique » qui mêle différentes écritures et des signes visuels formant rébus. « Toujours comme un exemple, une autre image montre un portrait de l’auteur de ce film regardant les spectateurs dans les yeux (je)… / Sur fond noir, les syllabes « PEN » et « SE » (pense)… complétées aussitôt après par une / Image axée sur la queue d’une vache (que)… / Je répète qu’il ne s’agit là que d’un exemple destiné à vous permettre de saisir la manière dont ce film est conçu. 17 » Le texte lu par l’artiste se termine par ces mots : « À présent, au sujet de ce film…, vous en savez autant que son auteur et comme ce dernier n’est pas disposé à le traduire concrètement sur la pellicule, il vous suggère d’entrer avec lui dans l’originalité supplémentaire de la non-réalisation et d’imaginer, comme il le fait lui-même à certains moments de sa vie, ce que ce film aurait pu être à partir des indications qu’il vient d’exposer devant vous. Ce film demeurera donc en l’état, suspendu aux lèvres de Roland Sabatier, son promoteur, pour toujours ! » La fiche technique décrit une performance elle-même performative qui active le film à travers son énoncé linguistique selon les principes de l’art imaginaire ou infinitésimal.
2. Évoquons une œuvre plus complexe, Regarde ma parole qui parle le (du) cinéma, datée de 1982. Le script du film se compose d’une section sonore, constituée de la récitation de termes techniques (« gros plan, plan moyen, plan américain… »), et d’une section visuelle qui relate un récit en utilisant le discours indirect libre. « Un homme, sans doute assis à la terrasse d’un café, qui se découvrira être par la suite un cinéaste, peut-être l’auteur lui-même, parle, comme dans une réflexion personnelle, des problèmes généraux et particuliers du cinéma novateur. 18 » Seront évoqués divers films classiques de l’histoire du cinéma au cours d’une réflexion sur les puissances du médium. Le film joue sur les inversions entre le dire et le montrer. « Regarde ma parole qui parle du cinéma et tu verras mon film. Pendant que les images qui font le cinéma seront données à entendre, la parole qui parle du cinéma, sera, comme film, donnée à regarder. 19 » La bande sonore, relative aux indications techniques visuelles, doit être enregistrée et diffusée dans la salle tandis que le texte est lu par le spectateur, reproduit sur film ou diapositives, ou imprimé sur un cahier et distribué à l’assistance. « À l’origine je voulais que des parties du texte apparaissent sur l’écran et que ce soit une voix qui dise les mots techniques comme gros plan, etc. J’ai dû renoncer à cette formule », confie l’artiste 20. De fait, l’œuvre a connu de nombreuses versions, donnant lieu à des séances publiques ou non, proposant des modes de présentation différents : dessins à la mine de plomb, texte imprimé sur des cartons, photographié sur diapositives ou filmé. Alors que l’auteur prépare une version pour le Festival international d’avant-garde en novembre 1983, le laboratoire perd le rouleau de photographies. Une version de remplacement montre les fragments du texte filmés, mais des soucis techniques rendent le texte illisible. Une dernière version sur DVD en 1996 présente des encarts imprimés et quelques photographies extraites des films cités dans le film tandis que le texte est lu sur la bande sonore par l’auteur. Cette labilité des versions accuse la performativité du script, comme si la difficulté à présenter le film, au-delà des circonstances malheureuses et des accidents techniques, était constitutive de l’œuvre. « Il avait l’impression qu’il lui suffisait à présent de dire cinéma, pour que cela soit un film — ou presque un film. C’est quelque part, autour de ce mot : CINÉMA, et surtout dans ce “ presque ” que résiderait, sans doute, toute l’originalité de son film. 21 » L’œuvre convoque le registre du presque en développant le « ne pas », le quasi, rappelant la figure de Bartleby. Jusqu’où le cinéma reste-t-il lui-même en détruisant ses propres éléments ? Sa définition peut-elle procéder par négation ou soustraction ? « Le film, certainement, se suffit des mots qui le désignent. 22 »
3. Dernier exemple : Le film n’est plus qu’un souvenir, daté de 1975, « film polythanasé », de durée variable, sans pellicule, avec documents et accessoires divers. Je cite la fiche technique : « L’auteur s’avance vers le public et annonce, avec un air embarrassé, qu’il a réalisé un film ciselant, mais que ce film vient d’être détruit et qu’il ne pourra pas être projeté. Il propose finalement de remplacer cette œuvre par la présentation d’un certain nombre de documents qui témoigneront de son existence passée. Le nouveau film, qui n’est jamais nommé comme tel, se déroule dans des allusions au film qu’il remplace et se manifeste par l’exhibition confuse et malhabile des divers éléments : outillages, photos de studio, morceaux de chutes de pellicules, etc., sans oublier de fausses coupures de presse concernant des échos ou des critiques, qui, selon lui, seraient en rapport avec le film absent ou qui auraient servi à sa fabrication. 23 » La performance décrite n’a jamais été activée. Elle n’existe que dans l’énoncé du livre Œuvres de cinéma. On trouve pourtant des documents relatifs à ce film, notamment une photographie reproduite souvent dans différents catalogues, légendée Le film n’est plus qu’un souvenir, qui représente des accessoires liés au cinéma (bobine de film, projecteur, siège de metteur en scène, caméra, trépied) 24. On pourrait penser qu’il s’agit d’une photographie d’exposition publique alors qu’il s’agit d’une photographie d’atelier prise à Aubervilliers par l’artiste. La différence est inexistante pour Sabatier. Seules comptent la proposition artistique et sa date d’homologation. Mais s’agit-il en un sens d’une photographie performative qui fait exister une œuvre par un faisceau de faux indices jouant le rôle d’embrayeurs de fiction ? À cet égard, la fiche technique est un énoncé performatif paradoxal puisque le film est à jamais soustrait à toute visibilité. On peut s’interroger sur la proximité du cinéma de Sabatier avec l’art conceptuel. Citons l’usage de procédures administratives (la fiche technique), la définition linguistique au lieu de l’expérience (l’énoncé performatif au lieu de la projection du film), la critique de la réification (le film détruit), le contrat juridique qui lie l’œuvre à sa réception (l’homologation lettriste), la prise en compte de la réception par le spectateur (la dimension imaginaire ou infinitésimale). Sans doute la dimension performative introduit-elle un trouble sur la nature des propositions artistiques, à mi-chemin de l’énoncé linguistique et de son activation possible.
Sans être revendiqué par l’artiste, le performatif permet d’analyser la logique interne des propositions filmiques de l’artiste. Son cinéma suppose le plus souvent l’activation d’un script. On peut toutefois s’interroger sur la relation à l’échec. On se rappelle que cette question est au cœur de la réflexion d’Austin, puisqu’il consacre pas moins de trois conférences à ce sujet dans son essai. Un performatif peut échouer si ne sont pas réunies certaines conditions : contexte pertinent, personnes appropriées, sens de la sincérité. « Il doit exister une procédure, reconnue par convention, dotée par convention d’un certain effet, et comprenant l‘énoncé de certains mots par certaines personnes dans de certaines circonstances. 25 » La non réunion de ces conditions rend l’énoncé performatif malheureux selon des degrés détaillés longuement par Austin. Si nous observons les œuvres précédentes, nous constatons qu’elles doivent obéir elles aussi à un certain nombre de conditions pour être opérantes. Un contexte est toujours présupposé, qu’il s’agisse d’une invitation à une manifestation ou un festival. À propos de Hommage à Buñuel, Sabatier déclare : « C’était une séance que nous avait consacrée Langlois, le directeur de la Cinémathèque française. Si on est devant un grand écran et qu’on ne montre pas un film et qu’on montre autre chose qu’un film, c’est forcément un anti-film. Je partais un peu de cette idée. Alors que ce n’est pas si évident si on le présente dans une galerie. C’est la raison pour laquelle je collais au cinéma. 26 » La salle de cinéma semble une condition nécessaire à la réussite du performatif. « Je me suis inspiré de ce texte », dit-il à propos du script second lu pendant la performance. « J’ai dû faire ça assez vite, car ça rigolait dans la salle. Je l’ai résumé, car j’ai compris qu’il ne pouvait pas durer trop longtemps. 27 » Les conditions de la performativité, on le voit, ne sont pas toujours au rendez-vous. Le sérieux, insiste Austin, est également un gage de réussite. L’énoncé performatif, pour être opérant, nécessite dans ce cas un contexte d’invitation, une salle de cinéma, mais également des spectateurs sensibles aux enjeux de l’expérience. Ces conditions sont, semble-t-il, rarement réunies. De même, la série des accidents techniques, au-delà de leur nature anecdotique (rouleau de pellicule perdu par un laboratoire, texte illisible dû à un filmage maladroit), renseigne sur les risques d’échec du performatif. D’où la question : l’œuvre doit-elle être réalisée ? La fiche technique n’est-elle pas, au sens strict, le film performatif ? Le cinéma de Roland Sabatier se situe à l’interface de deux tendances. Il s’affirme à la fois comme un pur énoncé linguistique, quasi conceptuel, mais laisse ouverte la possibilité de son activation. La parcimonie des performances réalisées tient, bien sûr, à de multiples facteurs. Soulignons l’économie modeste de l’œuvre. Les accidents techniques sont le signe d’une extrême pauvreté de moyens. La non réalisation des œuvres tient aussi à des difficultés institutionnelles et, dirais-je, sociologiques. Les conditions de l’énoncé performatif supposent, selon l’analyse de Pierre Bourdieu, des « effets de domination symbolique » 28. On peut analyser la place du lettrisme dans l’histoire de l’art à travers cette situation. Mais il me semble que la possibilité de l’échec ménage une ouverture au projet, à la fois expérimentale et participative, à la mesure de sa promesse, proche de la vocation du « film à venir ». Le script reste un énoncé ouvert, labile, au seuil du film ou du réel, proposant « des surfaces blanches, des injonctions brèves, des espaces dissimulés, ou, à la limite, n'importe quoi ou rien », favorisant selon les mots de l’artiste « le pouvoir d’un au-delà de la réalité qui est une réalité impossible, qui n’existera jamais, qui ne pourra même pas être imaginée — et, dans ce sens, inimaginable, plutôt qu’imaginaire. 29 »
Erik Bullot
1 John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Paris, Seuil, 1970.
2 Isidore Isou, Esthétique du cinéma [1952], Ion, Paris, rééd. J.-P. Rocher Éditeur, 1999. Cf. Frédérique Devaux, Le Cinéma lettriste, Paris, Paris Expérimental, 1992.
3 Maurice Lemaître, Le film est déjà commencé ?, Paris, Éditions André Bonne, 1952.
4 Cf. Isidore Isou, Introduction à l’esthétique imaginaire et autres écrits, Paris, Cahiers de l’Externité, 1999.
5 Pavle Levi, Cinema by Other Means, Oxford University Press, 2012.
6 Isidore Isou, « Manifeste de la polythanasie esthétique », in La Loi des purs, Aux Escaliers de Lausanne, 1963
7 Roland Sabatier, Œuvres de cinéma (1963-1983), Paris, Publications Psi, 1984. Préface de Frédérique Devaux, « Roland Sabatier : De la reproduction à la représentation ou le cinéma en limite du cinéma ».
8 Après dix années d’inscription, Roland Sabatier renonça à soutenir sa thèse, ayant toutefois obtenu toutes les équivalences universitaires préalables.
9 Présentation des Éditions Psi en ligne : www.lecointredrouet.com/lettrisme/psi.html
10 Cf. Fabrice Flahutez, Le lettrisme historique était une avant-garde, Dijon, Presses du réel, 2011.
11 Roland Sabatier, « L’anti-cinéma lettriste : le cinéma sans le cinéma », in L’anti-cinéma lettriste 1952-2009, catalogue, Sordevolo, Zero Gravità, 2009, p. 54.
12 Édouard Levé, Œuvres, Paris, P.O.L, 2002, p. 7.
13 Conversation avec l’auteur, Paris, 16 avril 2013.
14 Ibid.
15 Stephen Wright, « Visibilités spécifiques », Cahiers du post-diplôme, n°3, Angoulême-Poitiers, École européenne supérieure de l’image, 2013, p. 30.
16 Œuvres de cinéma (1963-1983), op. cit., p. 29.
17 Document fourni par l’artiste.
18 Roland Sabatier, Trois films sur le thème du cinéma. « Regarde ma parole qui parle le (du) cinéma. 1982 », « Quelque part dans le cinéma. 1982 », « Une (certaine) image du cinéma. 1983 », Paris, PSI, 1983, p. 13.
19 Ibid., p. 25.
20 Conversation avec l’auteur, Paris, 16 avril 2013.
21 Trois films sur le thème du cinéma, op. cit., p. 27.
22 Trois films sur le thème du cinéma, op. cit., p. 33.
23 Œuvres de cinéma (1963-1983), op. cit., p. 60.
24 Par exemple en couverture de la revue Zehar, n°56, mai 2006 ou dans L’Anti-cinéma lettriste, op. cit., p. 96-97. D’autres éléments de cet ensemble d’objets furent exposés dans une vitrine en marge de son exposition personnelle à la Galerie Artcade à Nice du 17 septembre au 20 octobre 1992.
25 Ibid., p. 49.
26 Conversation avec l’auteur, Paris, 16 avril 2013.
27 Ibid.
28 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982.
Exposition dans le cadre d'Art Brussels'
Inférences et Modalités
En dehors d’un certain nombre de films encore inscrits sur la pellicule, comme Le Songe d’une nudité (1968), Évoluons (encore un peu) dans le cinéma et la création (1972), Pour-Venise-Quoi ? (1994), ou encore Propriétés d’une approche (2008), la plupart de mes réalisations renoncent aux supports filmiques traditionnels pour se présenter comme des films parfois sonores, souvent sans image et, plus fréquemment encore, comme des réalisations destinées, non plus à être projetées dans la pénombre, mais à être exposées en pleine lumière. De ce point de vue, toutes les œuvres filmiques choisies par Éric Fabre pour figurer dans Anti-cinéma (lettriste) & Cinémas lointains (1964-1979) sont représentatives de cette démarche purificatrice explorée jusque dans ses conséquences les plus extrêmes vers les limites au-delà desquelles un film ne ressemble plus à un film.
Rejoignant la modernité atteinte avant lui par la peinture, la poésie, la musique ou le roman, ce mode cinématographique finit par ne plus être qu’une réflexion sur lui-même avant de s’achever dans la moquerie grossière de ce qu’il avait été autrefois. Comme dans un musée, « il se fait du simple déballage des éléments qui, autrefois, servaient à faire le cinéma». Ainsi, dans le but de se jouer du cinéma, l’auteur « redevient l’enfant qui joue au cinéma et devient l’ancien cinéaste qui regarde nostalgiquement son passé et celui de son art ».
Comme expressions de l’achèvement et de l’anéantissement du cinéma ciselant, hypergraphique, infinitésimal et supertemporel, ces œuvres s’imposent comme des entités autonomes. Comme telles, elles existent déjà dès l’instant où elles sont (dé-) écrites et publiées. Leur matérialisation éventuelle, secondaire — possible ou non —, peut dès lors être entreprise de différentes manières selon le lieu et le contexte où elles seront portées à la connaissance du public : salle de cinéma, d’exposition, distribution dans la rue ou autres. Ces mises en œuvre potentielles n’apportant que des enrichissements secondaires, propres aux mécaniques ou cadres ponctuellement sélectionnés pour des circonstances données, sans altérer ni modifier la substance formelle intrinsèque des faits esthétiques.
Cette disposition justifiant la réalisation pour chacun de ces films d’un certain nombre de variantes ou de modifications qui ne sont que des adaptations possibles de leurs fondements premiers, seuls essentiels.
Roland Sabatier